Le virus social

Dans La Ferme Humaine, j'affirme que "Les humains s'agrippent aux despotes et aux systèmes qui tirent profit d'eux. L'équation est simple : Puissant = Protection + (tant pis si ça fait mal). La sécurité prime sur toute autre considération. Il suffit de serrer les dents pour encaisser les décisions liberticides". C'est pourtant avec effroi que j'ai constaté que grâce aux outils de communication moderne, il est désormais possible de mettre en œuvre ce mécanisme à l'échelle mondiale ! Voyez-vous de quoi je parle ? Du sur-médiatisé virus Covid-19 bien sûr.

Tous les hivers des milliers de gens meurent de maladies saisonnières. En 2019 la France a comptabilisé 13 000 décès du fait de la grippe. Ces pathologies sont provoquées par plus d'une dizaine de virus différents. En 2020, les quatre coronavirus déjà répertoriés ont reçu en grande pompe un cinquième collègue nommé Covid-19. Cela a débouché sur un emballement politique, médiatique, sanitaire et social hallucinant. Pourquoi ? Parce que l'information circulait en temps réel. Elle était reprise en boucle dans tous les médias. Les opposants politiques, qui profitent toujours de la moindre occasion pour critiquer opportunément le pouvoir en place, ont fustigé l'inaction des gouvernements, provoquant ainsi une surenchère de mesures plus drastiques les unes que les autres, dans l'espoir de stopper la propagation du nouveau venu microscopique.

C'est ainsi que la France s'est retrouvé en confinement total. Quasiment tous les commerces ont reçu l'ordre de fermer leurs portes. Le pays s'est déclaré en état d'urgence, permettant ainsi au gouvernement de légiférer comme bon lui semble pour une durée indéterminée. Tout ça pour 264 décès en 2 mois. Il semblerait que les infections aux coronavirus peuvent être traitées grâce à un remède utilisé dans la lutte contre le paludisme. Au lieu d'examiner cette option, une grande partie de l'opinion publique, scientifique et politique a préféré la taxer de charlatanisme afin de se concentrer sur les restrictions. De façon totalement surréaliste, la majorité du peuple a bruyamment exigé de plus en plus de fermeté dans l'ascèse collective.

Pourquoi des populations ont-elles accepté avec joie d'être emprisonnées à domicile ? Pourquoi les plus zélés ont-ils réclamé à corps et à cri plus de mesures liberticides ? La réponse tient en un mot "angoisse". L'angoisse de se savoir attaqué par un étranger invisible. Les virus ennemis nous visitent tous les ans sous diverses formes mais leur progression est évoquée de façon évasive par les médias. L'ignorance permet de vivre dans l'insouciance. Tandis qu'en Février et Mars 2020, les statistiques angoissantes ont été injectées dans les yeux et les oreilles de l'humanité 24h sur 24.

Face à une agression intangible, il existe une solution de facilité : s'acharner sur un substitut tangible. Il est tout trouvé. C'est le même depuis des millénaires. Le roi, le prince, l'empereur, le premier ministre, le président ou le chancelier n'en fait jamais assez. Quoiqu'il fasse de mauvais ou de bon, qu'il soit corrompu ou transparent, qu'il soit juste ou cynique, tout est de sa faute. Il devrait protéger son peuple, non ? On lui obéit docilement tout en vociférant sur son inefficacité. Pour soulager l'angoisse, on déverse sur lui la haine générée par la terreur qu'inspire l'ennemi invisible.

Sur internet, les gens rivalisent d'imagination pour rendre le confinement ludique. La plupart sont visiblement fiers de s'enfermer par civisme. À quel prix ? Beaucoup d'entreprises pourraient déposer le bilan. Le nombre de chômeurs pourrait exploser. La pauvreté pourrait atteindre des niveaux records. Les caisses de l'état pourraient être asséchées. N'est-ce pas là l'occasion rêvée de saccager les acquis sociaux durement obtenus après des dizaines d'années de lutte acharnée ? À chaque fois qu'un gouvernement cherche à se débarrasser d'un mécanisme social qui entrave le capitalisme, la rue gronde de mécontentement. Il faut négocier, parfois renoncer aux réformes. Grâce à l'emballement sanitaire de l'hiver 2020, les choses seront désormais plus simples. Si le modèle social menace de s'effondrer faute de finances suffisantes alors le gouvernement pourra légitimement faire appel au "civisme" des uns et des autres pour l'aider à pulvériser les systèmes de solidarité collective. Après avoir incité chacun à renoncer à sa liberté de circulation pour sauver son voisin de la contamination, le peuple sera invité à renoncer aux mécanismes d'entraide sociale pour sauver le pays de la ruine.

Face à un ennemi invisible, la panique prédomine. L'égoïsme pousse à ne voir que ses propres intérêts au détriment d'autrui. Ceux qui tiennent compte d'autrui se croient donc généreux et intelligents. Et pourtant. C'est une émotion irréfléchie, à savoir l'angoisse, qui motive cet altruisme de façade. C'est bien de limiter les dégâts dans l'espace mais qu'en est-il du temps ? Peut-être que les restrictions vont sauver les vies humaines les plus fragiles dans l'immédiat mais elles risquent d'en briser des milliers d'autres à l'avenir. Que se passera-t-il si des emplois sont détruits et qu'en plus le système social est démantelé ? Que se passera-t-il s'il faut baisser les salaires, les retraites et les allocations ? Les altruistes de façade n'y ont pas pensé. Ils ont la vue courte. Ils ne pensent qu'au présent. Hier leur voisin est mort de la grippe ou de la pollution atmosphérique dans l'indifférence générale. Aujourd'hui, ils se confinent pour sauver leur voisin de la maladie médiatisée. Demain, leur voisin ruiné sera peut-être expulsé de son logement avec toute sa famille.

J'aime cette phrase de Franklin Roosevelt : "la seule chose dont il faut avoir peur, c'est la peur elle-même". La peur de contaminer le voisin pour un hiver, nous a poussés à empoisonner le pays pour des années. L'enfer est pavé de bonnes intentions. Il se pourrait que les humanistes, qui ont appelé à la surenchère de sacrifices par compassion, aient en réalité construit un pont en or à l'ultralibéralisme le plus virulent. En voulant stopper le virus biologique, ils ont peut-être favorisé la pandémie du virus social. L'un attaque les êtres vivants, l'autre désagrège les sociétés vivantes. Face aux virus biologiques, nous pouvons mettre en œuvre notre système immunitaire biologique. Le combat est équitable même si on ignore parfois qui en sortira vainqueur. Mais face au virus social ? Notre système immunitaire social est soit corrompu par l'appât du gain facile, soit dans une ignorance qui permet de le manipuler à souhait, soit privé des moyens nécessaires à son action. Ce n'est pas pour rien que la justice est symbolisée par une statue aux yeux bandés, qui fait valdinguer une épée et une balance à l'aveuglette. Nous savons que les institutions chargées de notre protection sont souvent défaillantes au point de briser les victimes qui réclament secours et assistance.

Même sans plonger dans les analyses pseudo-politiques, il est évident que la société commence à présenter des signes d'infection. La fièvre du confinement a brouillé notre vision du monde. Les passants qui se croisent dans la rue se jettent mutuellement des regards froids, lourds, suspicieux, accusateurs. Qui porte le virus ? Avant nous avions peur du "terroriste", certains signes religieux extérieurs suscitaient la méfiance. Maintenant nous avons peur de tous les humains sans aucune exception. N'importe qui est potentiellement un assassin qui s'ignore. Même le bébé qui vient de naître peut trucider son grand-père en éternuant. C'était déjà le cas avant mais personne ne s'en souciait vraiment. S'il se répand, le virus social infectera tous les liens sociaux, allant de la sphère professionnelle à la bulle intime.

Fallait-il continuer à vivre normalement et laisser se répandre la nouvelle forme de contagion saisonnière ? Bien sûr que non. Peut-être qu'en gardant la tête froide au lieu de s'affoler, des solutions rationnelles auraient permis de contrôler la gravité de l'épidémie. Par exemple il aurait été éventuellement possible de considérer plus tôt le remède existant. Peut-être qu'il aurait été possible de déterminer des protocoles de traitements préventifs sur les personnes à risque et celles présentant des symptômes. Hélas il semble que les plus angoissés ne cherchaient pas une solution à la maladie elle-même. Ils désiraient avant tout un baume pour calmer leurs angoisses. Ils voulaient se sentir rassurés par la poigne inflexible d'une main de fer dictatoriale dans un gant de velours démocratique. L'altruisme de façade était peut-être une stratégie émotionnelle égoïste. Pendant ce temps, dans les coulisses confidentielles du pouvoir, le capitalisme s'est probablement démené pour amplifier la panique, dénigrer les informations pertinentes et peser sur les décisions politiques à coup de lobbying, afin de s'assurer un maximum de profits futurs à notre insu.

J'espère me tromper car je crains le creusement exponentiel des inégalités sociales. Pour commencer, le confinement a ravivé une profonde blessure sociale. En effet, le haut cadre surpayé peut télétravailler dans le confort de sa résidence secondaire. Par contre la femme de ménage et l'ouvrier sous-payés sont obligés d'être sur leur lieu de travail. Le riche échappe à l'épidémie, le pauvre nage en plein dedans. Cela risque d'empirer si le modèle social est sacrifié pour éviter l'effondrement de l'économie. Il y aura d'une part ceux qui auront la chance d'avoir un emploi bien rémunéré et qui braderont leur dignité pour le conserver. Ils pourront s'offrir des services privés onéreux pour compenser la disparition des mécanismes d'entraide sociale. Il y aura d'autre part tous les autres... Croisons les doigts pour que les conséquences du confinement surréaliste ne soient pas dramatiques sinon les générations futures ne nous le pardonneront jamais.

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